Altermondes : XXIeme siècle, l'urgence d'un changement - entretien avec Olivier de Schutter

Étude/Synthèse/Article
Langue(s) : Français
Thématiques : Faim et malnutrition, Commerce international

À la veille de la Quinzaine du commerce équitable 2013, le magazine Altermondes consacre un hors-série à l’une des démarches de consommation responsable les plus reconnues. En 2012, 91 % des Français considérait le commerce équitable comme une démarche positive. Au moment où la crise économique et sociale frappe le monde, le commerce équitable vient rappeler que les échanges peuvent aussi être porteurs de valeurs et ouvrir des perspectives. « Ce n’est pas parce qu’on est petits qu’on est amateurs, ce n’est pas parce qu’on a une vision sociale qu’on n’est pas efficaces  », déclare ainsi dans ce numéro, Santiago Paz, gérant de la coopérative Cépicafé (Pérou).

Ce hors-série "Commerce équitable : des échanges de valeurs" est distribué gratuitement avec le journal Libération du vendredi 3 mai.

En exclusivité, découvrez l'interview d'Olivier de Schutter qui pose le contexte :

  

Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 870 millions de personnes dans le monde n’ont pas mangé à leur faim sur la période 2010-2012, que démontre ce chiffre ?

Olivier de Schutter : Mettons d’abord ce chiffre en perspective. Le problème majeur aujourd’hui n’est pas celui de la sous-alimentation –bien qu’il soit réel– mais celui de la malnutrition, c’est-à-dire de régimes alimentaires qui sont trop pauvres en certains micronutriments essentiels. La malnutrition concerne plus du quart de l’humanité, soit près de deux milliards de personnes. Cela dit, pour bien comprendre le problème de la faim, il faut partir de la question : Qui sont les affamés ? Or, la majorité de ces 870 millions de personnes est très pauvre et vit dans des zones rurales. Ce sont des petits producteurs, pour lesquels on n’a pas assez investi au cours des trente dernières années. Je suis critique à l’égard des résultats obtenus jusqu’à présent. Je considère en effet que les questions de justice sociale et de protection des petits paysans n’ont pas été suffisamment mises en avant dans la définition des règles du commerce international. Ces dernières ont surtout bénéficié à l’agro-export et aux grands producteurs, en aucun cas aux petits producteurs car non seulement leur accès au marché n’a pas été facilité, mais ils ont aussi été victimes de dumping sur leur propre marché, ce qui les a très souvent menés à la ruine et les a confinés à l’agriculture de subsistance. C’est cette logique qu’il faut essayer maintenant de remettre en cause.

Les pays émergents bouleversent également la donne de la géopolitique alimentaire. Quelle sera leur influence dans les années à venir ?

O.D.S.: Il faut évoquer ici deux aspects très divergents mais qui sont liés l’un à l’autre par l’émergence d’un monde multipolaire. Le premier, c’est qu’il est devenu très difficile de faire progresser le multilatéralisme, autrement dit de trouver un consensus maintenant que les pays émergents –comme le Brésil, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, et en partie la Russie– veulent à juste titre disposer d’une voix dans le concert international. La diversité des intérêts rend donc difficile la progression vers des solutions globales et durables. Le second aspect, c’est que dans ces pays, comme dans les pays en développement plus généralement, on observe l’émergence d’une classe moyenne et une urbanisation rapide, qui entraînent des changements des comportements alimentaires, tournés vers des régimes plus diversifiés. C’est une évolution positive. Mais elle s’accompagne d’une forte pression sur les ressources. Ces régimes alimentaires sont de fait plus riches en protéines animales ; la production agricole doit donc non seulement progresser au rythme de la croissance démographique, mais elle doit aussi produire plus de céréales pour la même quantité de calories absorbées par l’homme, une partie importante de ces céréales devant nourrir le bétail.

Le phénomène d’accaparement des terres fragilise également l’agriculture des pays en développement et pose la question de la différence entre sécurité et souveraineté alimentaire.

O.D.S.: Il y a une vraie compétition à l’échelle mondiale pour l’accaparement des terres mais aussi, ce qui est moins connu, pour l’accaparement des mers et de leurs stocks de poissons.

Or, il est très clair que les pays en développement n’en sont pas les gagnants puisque leur capacité de négocier des accords équitables est très faible. En filigrane, c’est la question de la sécurité versus la souveraineté alimentaire qui est posée. La sécurité alimentaire considère que la manière dont les gens ont accès à la nourriture importe peu, tant qu’ils peuvent avoir une alimentation suffisante et adéquate à un prix abordable. La souveraineté alimentaire place la barre plus haut : elle exige aussi que chaque pays puisse définir ses propres politiques agricoles et alimentaires, sans qu’elles ne soient conditionnées par les exigences du commerce international. Cette revendication est une réaction à la situation qui prévaut […]