"Il ne suffit pas de communiquer sur l'agroécologie pour que ça marche"
Dans un article paru dans le Courrier de l'environnement et Transrural Initiatives, l'économiste de l'environnement Philippe Le Goffe interroge la notion de double performance (environnementale et économique) en agriculture conventionnelle. Il se demande dans quelle mesure il est possible de s'appuyer sur cette notion pour crédibiliser une application volontaire de l'agroécologie.
Pourquoi, selon-vous, l’agroécologie, élément phare de la politique du ministère de l’agriculture, ne pourra pas se développer de manière volontaire, sans incitations ?
Philippe Le Goffe : Le projet agroécologique du ministère repose sur la notion de double performance qui est au cœur du rapport Inra que je discute dans mon article. Or cette notion – l’idée de s’appuyer sur les fonctionnalités des écosystèmes pour apporter simultanément des services écologiques et permettre à des acteurs privés de faire des économies – est loin d’être avérée.
Ces dernières décennies, en agriculture, on a cherché par tous les moyens à faire des économies en augmentant la productivité de la terre et du travail, facteurs de production les plus chers. Entre 1960 et 2000, les volumes de production ont été multipliés par 2, quand le nombre d’actifs a été divisé par 4… Ceci découle du fait que l’agriculture a dû s’adapter à l’augmentation de la productivité et de la rémunération du travail dans les autres secteurs de l’économie (industrie et services) et à la rareté de la terre.
La profonde transformation des technologies agricoles et l’absence d’incitations en faveur de l’environnement, qui est le plus souvent en dehors du marché, sont à l’origine des atteintes à l’environnement par l’agriculture. L’agroécologie, entendue au sens de la préservation et de la valorisation des fonctionnalités des écosystèmes, va donc à contre-courant de l’histoire du progrès technique en agriculture. Je pense que si l’on veut des résultats environnementaux, il faut soit diminuer la productivité du travail ou de la terre, soit développer des innovations technologiques et/ou organisationnelles, qui permettraient (peut-être) de modifier la relation négative entre économie et environnement.
Aller à contre-courant de l’histoire peut devenir un objectif politique mais cela implique nécessairement des coûts qui ne seront pas pris en charge par le marché. À partir d’éléments économiques on montre qu’il ne suffit pas de communiquer sur l’agroécologie pour que ça marche, s’il n’y a pas de contraintes quantitatives (normes, quotas) ou d’incitations économiques (aides, taxes), cela ne marchera pas.
C’est justement en mobilisant la « littérature économique » que vous remettez en cause la double performance des pratiques agricoles pointées comme intéressantes dans le rapport de l’Inra, pourquoi ?
P. L. G. : Telle que présentée par l’Inra et le ministère de l’Agriculture, l’agroécologie réaliserait la complémentarité entre l’environnement et le profit, elle pourrait faire que les performances environnementales (moins de pollution, meilleure utilisation des ressources…) soient améliorées spontanément en recherchant le profit.
Pourtant, une partie du rapport de l’Inra est consacrée aux pratiques identifiées comme non doublement performantes (réduction des phytosanitaires, lutte biologique, désherbage mécanique, non-labour, bandes enherbées…) en ce qu’elles viennent dégrader les performances économiques. Fait notable, ces pratiques sont souvent des leviers majeurs d’amélioration des performances environnementales… Les auteurs identifient ensuite des pratiques censément doublement performantes dont certaines reposent sur la gestion optimisée des intrants (engrais, irrigation, pesticides…) et d’autres qui relèvent plutôt d’une substitution des intrants par du capital (recours aux technologies de l’information et de la communication en agriculture de précision, par exemple).
Derrière l’idée de double performance, il y a des résultats de recherche à la méthodologie contestable et qu’on ne retrouve pas sur le terrain ; en ce qui concerne le raisonnement des apports d’intrants, l’échec de programmes comme le Plan Ecophyto [cf. TRI n°445] laisse entrevoir les limites, d’origines multiples, de ce type de démarches volontaires… La voie des innovations technologiques est, à mon sens, celle qui offre le plus de perspectives. Mais la question est de savoir si ces innovations seront spontanées. En prenant une vision économique, on s’aperçoit que les innovations technologiques ne sont pas arrivées par hasard et ont été stimulées par des politiques environnementales plus ou moins contraignantes… Pour qu’une innovation vertueuse se développe, il faut des contraintes ou des signaux de prix. Ce qui m’amène à penser que la diffusion de l’agroécologie ne se fera pas de façon volontaire.
Propos recueillis par Hélène Bustos et parus dans le numéro 446 deTransrural Initiatives de juin 2015