Nicolas Bricas : "Les Etats se font dessaisir de leur capacité à penser leur propre avenir"
Entretien avec Nicolas Bricas, socio-économiste de l'alimentation au Cirad, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement. Il décrypte pour nous les nouveaux enjeux de l’agriculture et de l’alimentation, nous parle de révolution sous-jacente des systèmes agricoles, d'agroécologie diversifiée intensive et d’espoir au-delà des crises.
Qu’est-ce qui différencie la crise actuelle des autres crises alimentaires mondiales ?
La grande différence par rapport aux dernières crises de 2008 et 2011, lors des deux dernières flambées de prix sur les marchés internationaux, c'est la prise de conscience de la dépendance aux facteurs de production. Le prix des engrais a tout d'un coup flambé, du fait que la Russie et l'Ukraine sont des exportateurs importants d'engrais dans le monde.
Mais au-delà, cela fait prendre conscience que les agricultures, qui se sont industrialisées, sont devenues très dépendantes de systèmes techniques et d'acteurs sur lesquels elles n'ont plus aucune maîtrise : engrais, semences, pesticides, mais aussi connaissances et données. On voit à quel point les données sont aujourd'hui accaparées par un certain nombre d'acteurs des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui récupèrent de l'image satellitaire. On se rend compte que ce qui permet de construire des stratégies, des politiques échappe au contrôle de ceux qui produisent et de ceux qui élaborent des stratégies ou des politiques. Les acteurs du numérique sont devenus extrêmement importants, très présents dans tous les domaines, que ce soit l'agriculture de précision à partir d'images satellitaires, la surveillance des comportements individuels, la géolocalisation qui a favorisé l'optimisation du transport pour la livraison, la commande internet qui a explosé pendant les confinements, la blockchain qui devient un moyen de traçabilité sans institutions.
On ne peut plus uniquement aborder l'aspect de produits compétitifs locaux à développer par rapport aux importations. Il faut également analyser comment les pays et les acteurs locaux peuvent maîtriser leur système alimentaire. Il me semble que la crise actuelle l’a davantage révélé. La notion de souveraineté alimentaire ne peut pas être uniquement réduite à se demander : « Est-ce que je peux produire, ou maîtriser les flux de produits alimentaires ? » C'est aussi : « Est-ce que je peux maîtriser mes facteurs de production, l'information, l'expertise, les données ? Est-ce que j'ai une souveraineté à élaborer mes propres politiques ? Ou bien est-ce qu'elles vont être de plus en plus dictées par les bailleurs de fonds, et maintenant par les acteurs qui fournissent de la donnée ? » C'est un aspect fondamental qu'il faut remettre dans le débat et qui réinterroge les modes de production agricoles et de commercialisation.
L'agriculture qui s'industrialise devient dépendante d'une poignée d'acteurs sur lesquels plus personne n'a de maîtrise. C’est un constat qu’on observe partout. Et la revendication c'est de sortir de cette dépendance des facteurs de production. De nouveaux acteurs arrivent, séduisants parce qu'ils sont liés à la modernité, type smartphones qui rendent d'extraordinaires services, mais ils révèlent notre dépendance matérielle à l'électronique. Ce sont des acteurs avec une forte dimension technologique. La deuxième dimension, qui n'est pas encore très visible mais qui fait l’objet d'investissements à hauteur de plusieurs milliards de dollars par an, c’est que ces acteurs soutiennent l’abandon de l’animal et supportent le mouvement végan à l'échelle mondiale. Certains vont plus loin et proposent une alimentation sans agriculture, avec des investissements colossaux dans un nouveau type [...]
Cet article est extrait de la publication L'espoir au-delà des crises, solutions ouest-africaines pour des systèmes alimentaires durables, 3ème tome d'une série d'ouvrages collectifs édités par le programme Pafao.