Philippe Baret : " Il faut repolitiser l'agriculture "

Étude/Synthèse/Article
Langue(s) : Français
Thématiques : Agriculture durable

Entretien de Transrural Initiatives (TRI) avec l’agronome et généticien Philippe Baret, rencontré à l’arrière d’un bus, se rendant à une visite de ferme lors des Journées nationales du réseau Civam.

TRI : Vous êtes membre du conseil scientifique d’Afterres 2050, le « scénario soutenable pour l’agriculture et l’utilisation des terres en France à l’horizon 2050 », produit par l’association Solagro. Diriez-vous qu’il existe aujourd’hui un consensus autour du fait que le modèle de production conventionnel n’est plus tenable ?

Philippe Baret : Il existe un consensus sur le fait que l’agriculture doit s’adapter au changement climatique et qu’elle doit arrêter d’y contribuer. Mais les trajectoires sur le « comment on y arrive » ne sont pas claires. Il y a une espèce de croyance, que je qualifierais de positiviste, en l’idée qu’on peut à la fois produire plus, en diminuant l’impact sur le changement climatique, tout en assurant le bien-être des agriculteurs. La « double performance de l’agriculture » [économique et environnementale] est un slogan qui n’a jamais été démontré scientifiquement. Elle est très dépendante d’un point de référence, comme toutes les performances ; si le volume de céréales produit en 2014 sert de référence, alors le maintenir en diminuant les pesticides et les intrants est impossible. La plupart des gens le savent mais ne le disent pas et ceux qui pourraient vraiment le montrer, notamment les chercheurs, ne font rien pour tester l’hypothèse. Il y a quand même aujourd’hui une incapacité à envisager l’optimisation des systèmes comme trajectoire alternative à celle du XXe siècle qui a reposé sur la maximisation du rendement. On n’arrive pas à penser cette optimisation, alors on remet une couche d’environnement et de climat sur un modèle de maximisation de la production, en pensant que ça va marcher… Il va pourtant falloir faire des compromis, accepter de produire moins mais peut-être en gagnant plus, et en tous cas en diminuant les pesticides et les impacts environnementaux. Des acteurs, comme les vendeurs de pesticides, vont y perdre, et c’est l’autre non dit total de la situation actuelle. Personne n’ose dire : « Notre choix politique, c’est de faire perdre ceux-là et de faire gagner ceux-là »…

TRI : Des travaux comme Afterres mettent tout de même au jour, outre des intérêts divergents, des « mises en mouvement », notamment dans la profession, au niveau des systèmes de production ?

P. B. : Il y a effectivement « une mise en route », on ne sait pas où on va mais on y va… Ce qui est intéressant, c’est que chez ces « motivés », on retrouve des acteurs venant « des deux mondes ». D’un côté, il y a ceux issus d’une agriculture très conventionnelle en cours d’adaptation mais où personne n’objective les limites d’adaptation. Ils s’appuient sur des références du passé et considèrent qu’ils font mieux maintenant. De l’autre côté, il y a ceux qui proviennent d’un monde alternatif et mettent en oeuvre une multitude de petites initiatives (jardins urbains, potagers sur les toits, permaculture…) qui souffrent du même déficit de vision que les premiers. On ne sait pas si c’est viable, quoi qu’on en dise, si c’est généralisable, mais on est tellement content de faire quelque chose de différent qu’on s’en satisfait. On entend parfois : « Je suis un acteur de terrain, ce n’est pas à moi de faire de la prospective… » Il y a là un manque de responsabilité ; quand on propose des solutions, il faut quand même réfléchir à leurs impacts. Il y a eu l’essor d’une série de solutions techniques au XXe siècle [engrais de synthèse, pesticides, biotechnologies…] qui nous ont fait rêver pour au final nous conduire dans des impasses. De plus, les systèmes agricoles ne sont pas des « choses légères » mais plutôt de gros paquebots au sens où il y a beaucoup d’investissements. humain, écologique, et que les choix sont très peu réversibles. Quand on a arraché des vignes ou des oliviers, on mettra un peu de temps à en remettre… En agriculture, on doit anticiper encore plus pour ne pas se tromper dans les choix et je trouve qu’il y a un gros hiatus entre l’énergie qui est mise pour nourrir des initiatives techniques et organisationnelles à petite échelle et le très peu d’investissement sur une réflexion à grande échelle. Les quelques acteurs qui font cet effort, comme Solagro, se font étriller par tous les autres : depuis les acteurs de petites initiatives écolo aux conventionnels. On leur reproche « d’être léger »… Mais bien sûr que c’est léger, ils n’ont pas de moyens et ils sont un peu tout seul !

TRI : En France, le discours sur « la coexistence des modèles agricoles » est très présent ; lisse, dépassionné, voire dépolitisé, il permet de ne pas insister sur les intérêts divergents. Selon vous, la transition vers une agriculture plus durable passera-t- elle par une généralisation d’un « modèle » ou par la diversité ?

P. B. : Je pense qu’une des clés de la transition réside dans la généralisation des principes mais pas dans celle des pratiques. Il faut se mettre d’accord sur des principes : autonomie énergétique, décisionnelle, parcimonie, recyclage, diversité génétique, transparence sur la répartition des revenus, sur les conditions de travail… Ensuite, leur mise en oeuvre et les pratiques sont contextualisées et peuvent être diverses. En France, on fait un peu l’inverse : on essaie de généraliser des pratiques sans se mettre d’accord sur les principes. Par exemple, on va voir des gens pratiquer le sans labour, on va dire : « C’est très bien ! », et on va soutenir le sans labour. De plus, et c’est un des messages portés par Solagro, une vraie démarche de transition ne passera que par un changement de consommation. Il faut arrêter de demander ou d’espérer que le monde agricole soit à lui seul le facteur de transformation des systèmes alimentaires dans lesquels il est complètement engoncé. Des changements actuels suggèrent des trajectoires possibles ; par exemple, le discours sur la diminution de la consommation de viande, qui peut paraître utopique et que le monde agricole rejette, mais en attendant, en Belgique, elle a diminué de 13 % en cinq ans… Dans le scénario Afterres, la diminution est telle qu’à un moment, on se retrouve avec trop de luzerne pour l’élevage et il est proposé de la réintégrer en engrais vert dans les cultures, ce qui paraît aberrant pour nombre d’agriculteurs. L’intérêt de cette approche prospective, c’est de faire ressortir des aberrations pour en discuter. Et il faut en discuter même si on nous assène qu’on est dans l’urgence. La « politique de l’urgence » est un cercle vicieux terrible. Puisqu’on est dans l’urgence, on ne peut pas commencer à se disputer, pas le temps… La Cop21 en est une illustration parfaite. Mais après, quand la mer se retire, je ne sais pas bien ce qui va avoir changé dans le paysage… L’urgence est aussi un prétexte ; ceux qui tiennent le haut du pavé l’utilisent pour ne pas avoir à faire de compromis. Et c’est vrai aussi, qu’on considère aujourd’hui que tout ce qui est rapports de force et conflits, ce n’est pas objectif, pas scientifique et donc on l’évacue. Pour moi, il y a vraiment une nécessité de repolitisation de l’agriculture et de l’alimentation. Les gens n’aiment pas entendre ça, notamment dans le monde alternatif où on entend : « Faisons des petites choses, à petite échelle et ça va faire tache d’huile. » C’est une erreur magistrale en termes d’enjeux politiques, cela veut dire qu’on se retire du jeu pour construire « un petit quelque chose » à côté, pendant que les autres continuent à construire leurs gratteciel… Notre situation actuelle résulte essentiellement de choix politiques et, pour en sortir, il va falloir faire d’autres choix politiques.

Propos recueillis par Hélène Bustos, et publiés dans le numéro 453 de Transrural Initiatives - mars 2016

 

 

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