Sucre amer pour l'Europe
L’initiative européenne ‘’Tout sauf les armes’’ veut encourager la croissance des pays les plus pauvres en leur accordant un accès privilégié au marché européen.
Mais dans certains cas, les conséquences sur les populations locales sont dramatiques. Comme au Cambodge.
Le 26 février 2001, le Parlement européen approuve l’initiative « Tout sauf les armes », une proposition de la Commission européenne accordant aux pays les plus pauvres un accès au marché de l'UE libre de toutes taxes douanières ou de quotas. Des conditions particulières sont imposées pour le riz, la banane et le sucre, dont la libéralisation seront progressive. Les droits de douane et quotas sur le sucre, en particulier, ne sont ainsi totalement éliminés qu’en 2009. En plus d’être exemptées de droits, les entreprises sucrières peuvent vendre leur production à un prix minimum garanti trois fois supérieur au prix du marché.
Il n'en faut pas plus pour que les requins du commerce mondialisé se jettent sur le Cambodge, au climat propice pour la culture de la canne à sucre. Ils peuvent ainsi profiter pleinement de l'initiative européenne. Simple et efficace.
Bien sûr, ça ne se fait pas sans dégâts humains, ni sans la complicité de l'Etat. En 2001, un cadre législatif est établi en matière foncière par le gouvernement cambodgien. Mais les règles sont très mal respectées. Le point de la loi le plus détourné est la possibilité pour l’État de louer des terrains qui lui appartiennent via des concessions foncières économiques (CFE) pour une période maximale de 99 ans. Le but de cette disposition est de permettre aux populations d’acquérir les terres vacantes, mais l’Etat, corrompu, accorde ces concessions majoritairement à de potentats locaux et groupes agro-industriels, le plus souvent chinois ou thaïlandais, mais aussi britanniques ou américains. Résultat : des paysans qui cultivaient le riz sur ces terres, dans un pays dont la population dépend encore largement de l’agriculture vivrière, sont expulsés pour faire place à de grandes exploitations, souvent sucrières.
En 2006, les exploitations de sucre de canne au Cambodge sont quasi inexistantes. Mais en 2012, plus de 100 000 hectares de terres sont cédés par le gouvernement à des entreprises sucrières. La valeur des exportations de sucre bondit de 51 000 dollars en 2009 à près de 14 millions en 2011 (1). La quasi totalité de ces exportations est destinée à l’Union européenne.
Un rapport de force détestable
Dans les provinces de Koh Kong, Kampong Speu et Oddar Meanchey, 75 000 hectares de terres ont été accordés aux industriels ces dernières années pour la production de sucre. 12 000 personnes ont perdu leurs moyens de subsistance. Deux villages ont été entièrement détruits : « Ils ont tout brûlé…y compris le riz..» raconte Yem Ry, témoin des exactions dans la province d’Oddar Meanchey.
Les paysans tentent quand même de résister. Ainsi, plus de 200 d'entre eux poursuivent en 2012 la compagnie Tate & Lyle en Grande-Bretagne, après que celle-ci les a forcés à quitter leur terre et leur domicile. Mais le rapport de force est détestable. Arrestations arbitraires, menaces, violences des forces de l’ordre et hommes de main des entreprises : « Ils nous menacent avec leurs armes, nous empêchant d’aller là où les tracteurs démolissent nos terres. J’ai essayé d’y aller, ils ont tiré », témoigne Pet Nim. Ayant tout perdu, certaines familles se retrouvent – ironie du sort – obligées de travailler dans les plantations de sucre pour survivre.
Pour Peuples solidaires, l’Union européenne a pourtant les moyens de lutter contre ce désastre en lançant une enquête sur les violation de droits humains liées à la production et l’exportation du sucre cambodgien vers l’Europe, et en suspendant les avantages consentis aux produits agricoles du Cambodge tant que dureront ces violations. Malgré les appels de nombreuses organisations de la société civile en ce sens, malgré deux résolutions d’urgence votées par le Parlement européen, malgré les preuves des violations, malgré les témoignages accablants… la Commission européenne ne réagit pas encore. C'est pourquoi l'ONG mène depuis l'automne 2013 une campagne afin d'interpeller Karel de Gucht, commissaire européen au commerce, et lui demander de faire cesser ce scandale (2).
(1) Source : www.grotius.fr - (2) www.peuples-solidaires.org/appel-urgent-cambodge/
Source: Article paru dans Campagnes solidaires n°295, mai 2014
Pour aller plus loin :
"Quand les éléphants se battent, les herbes sont piétinées", film ALIMENTERRE 2014
Increasing Pressure for Land - Implications for Rural Livelihoods in Developing Countries: The Case of Cambodia, étude de Welthungerhilfe de 2011.
Sécurité alimentaire et agriculture dans les accords de libre-échange de l'Union Européenne avec les pays du Sud, étude du CCFD de 2010.